Pour la suite, il faudra attendre la parution du livre en début d’année prochaine.
Que ce soit le fait le plus héroïque ou
la tâche la plus monotone, il faut bien commencer quelque part. Chose curieuse,
le début n’est pratiquement jamais le meilleur moment pour cela.
Préceptes
et recommandations à l’usage des apprentis magistes, mais pouvant également
s’appliquer à toutes sortes de néophytes
Romiflon Heobsit
Prélude :
Enchaînement de circonstances
La
Lune s’était enfin levée, drapant les lieux d’une pâle lumière négligée. D’un
geste élégant, Édwenfili rabattit le large bord de son chapeau noir sur ses
yeux fixés en un regard dur délibéré. Puis elle s’avança dans la clairière d’un
pas dont la fermeté indéniable était néanmoins le fruit d’un long travail. Ses
hautes bottes et sa cape firent danser les herbes folles, libérant la rosée les
alourdissant en une petite pluie étincelante. D’abord, Édwenfili ignora les
voix plus ou moins stridentes des différents insectes qui s’ingéniaient à ne
pas laisser le silence être maître de la nuit. Ensuite, tout en serrant une
pierre dans sa main, elle se focalisa sur le rythme régulier de ses pas,
synchronisé à sa respiration : inspirer, un, deux, trois, quatre… expirer,
un, deux, trois, quatre… et elle atteignit sans effort l’état d’esprit
recherché. Une sorte de son tintinnabulant confus sonnailla à la limite de
l’ouïe et l’apparence des alentours se transforma. Enfin, telle fut
l’impression que ressentit Édwenfili : en fait, elle venait de changer
d’endroit. Les lieux étaient désormais plus vastes, en pleine campagne, et
animés par toutes sortes de gens, allant et venant à travers la multitude
d’échoppes de toile colorée qui y avaient été dressées. Un joyeux vacarme,
tellement anarchique qu’il n’aurait su régner, se faisait entendre :
mélange de cris, de chants et de musiques, qui avaient comme but, pour la
plupart, d’attirer l’attention sur les produits offerts à la vente. La
végétation n’était plus la même et il faisait jour. Mais le Soleil n’était
guère visible, masqué qu’il était par un gros nuage cotonneux peu enclin au
mouvement. La luminosité en était néanmoins plutôt crue, faisant ressortir
l’apparence des objets avec plus de netteté. Édwenfili rangea la pierre dans sa
musette et elle avait à peine fait trois pas qu’une petite voix aiguë et
chantante la héla :
— Voyez ! Me voici venant vers vous.
D’un froncement de sourcils, elle imposa la circonspection au petit
arrivant habillé de rouge et d’orange qui venait de l’apostropher : un
Flutin au sourire crétin, à qui elle demanda, plus sur un ton de reproche que
de curiosité :
— Sous quelle lune as-tu couru sans chapeau ?
— La cinquième des serpents. Soyez sans souci, je suis sous son
service. C’est systématique.
Il s’inclina avec une lenteur qu’il aurait été bien incapable de calculer
avant de s’enquérir dans un rictus ambigu :
— Que cherche cette charmante chineuse ?
— Rien de spécial. Je ne m’attends pas à trouver grand-chose à la
Foire de Tydwit. Mais je pourrais me laisser tenter par quelques babioles.
— Que femme formidable fasse affaire en foire familière nous offrirait
ineffable fortune.
— Commençons.
Suivie du Flutin aux pieds de trottin, elle se dirigea vers l’échoppe
la plus proche, toute tendue de toiles mauve pâle. Elle était tenue par un
Porphoron vêtu d’un somptueux costume vert émeraude qui soulignait non sans
élégance son embonpoint, mais cachait sa peau violette marbrée de rose. Ses
yeux globuleux jaunes semblaient fixes, ne perdant toutefois rien de ce qui se
passait alentour. Sa large bouche de batracien amplifiait son sourire, le
rendant amical alors qu’il n’était que commercial. En un sécant, le regard
perspicace d’Édwenfili inventoria l’étalage, où toutes sortes de colliers
étaient rangés avec un souci classificateur particulièrement affirmé. Toutefois,
certains n’étaient pas à la place qui aurait dû être la leur : il ne
s’agissait pas d’erreurs, mais bien entendu d’un procédé pour gruger la
clientèle peu avertie. Les petites moustaches de silure du Porphoron
s’agitèrent alors qu’il adressa un large sourire à l’arrivante. Puis il se
fendit d’une légère inclinaison avant de faire d’une voix veloutée :
— Puis-je m’enquérir de la nature de l’aide que je pourrais
m’efforcer de bien vouloir vous apporter ?
— C’est toi qui auras besoin d’aide pour vendre des ormuves aussi
mal emmagifiées.
— Vous subissez de manière évidente les effets d’une regrettable
méprise ou d’une puante malveillance ! La qualité des emmagifications de…
Mais Édwenfili était déjà entrée dans l’échoppe suivante, celle d’un
Ponglat. Vêtu d’une toge aussi grise que sa peau, il cachait ses yeux noirs et
perçants derrière une mèche de ses cheveux blancs et soyeux. Il vendait des
bouteilles, vides pour la plupart. Tout en les observant, elle accorda de son
ouïe à ce qui se passait aux alentours. À droite, coincée entre l’échoppe du
Ponglat et celle de son voisin était installée une vendeuse de petite taille,
avec un air résigné de tristesse ahurie, le visage à moitié dissimulé par
quelques mèches en pagaille de ses longs cheveux jaunes. Elle veillait sur une
collection de pierres colorées réparties sur un drap blanc posé devant elle. Un
Fouloufou au plumage blanc cassé arriva d’une démarche sautillante. La vendeuse
n’eut ni geste ni parole.
— Combien pour celle-là ? demanda le Fouloufou en désignant une
pierre grise, en s’interdisant scrupuleusement de la toucher.
— Trois fois trois et une chanson. souffla la vendeuse d’une voix
monocorde.
— Une chanson ?
— C’est son prix.
— Son prix ? Trop insolite pour être honnête.
D’un mouvement de ses gros yeux ronds et d’un claquement de bec, le
Fouloufou fit comprendre à la vendeuse toute l’étendue de sa méfiance, mais
elle ne réagit pas. Édwenfili continua à marcher dans la même direction,
feignant ne rien avoir entendu. Après avoir honoré quelques échoppes d’une
visite diligente, elle laissa la partie basse de la Foire et arriva aux tentes.
Elle entra dans la première : elle appartenait à un négociant
d’instruments de musique qui semblait se spécialiser dans les violons. Mais
l’attention d’Édwenfili fut plutôt alertée par la présence d’un petit pipeau
rouge vif. Elle héla le marchand, un Troskill bleuté. Sa posture humble était
étudiée pour compenser sa grande taille, empêchant de donner l’impression désagréable
qu’il dominait ses clients. Il cachait la maigreur effrayante propre à sa race
dans une ample tunique orange dont le drapé se mut avec élégance lorsqu’il
déplia le bras d’un geste lent pour souligner sa salutation. Il l’énonça d’une
voix chaleureuse :
— C’est un honneur de vous accueillir, même si vous n’achetez
rien.
— Si, le pipeau en bois de Courène m’intéresse. Je vous en donne
six estoles.
— C’est qu’à moins de dix estoles, j’y perds.
— Alors que vous l’avez payé cinq ? Curieux calcul.
— Bon, neuf.
— Sept. C’est mon dernier mot.
— Il est à vous.
— Non point. Je ne l’acquiers pas pour moi, mais l’offre au Flutin
qui m’accompagne ici pour la septième fois consécutive, en récompense des
services passés. Si toutefois il accepte. Voilà votre dû. La décision
d’emporter ou non l’achat ne dépend pas de moi.
Le Troskill prit les estoles et le Flutin à l’émoi enfantin divulgua
son étonnement par un cri étouffé comique. Le pipeau constituait une détestable
tentation et il hésita. Édwenfili s’enferma dans une impassibilité très
réussie.
— Vous pourriez premièrement parler de ses pouvoirs. proposa le
Flutin à la voix de baratin.
— Eh bien, fit le Troskill, comme vous le savez, le bois de
Courène facilite le jeu et rend les auditeurs plus réceptifs aux émotions
portées par la musique. Mais c’est un vieil objet et je ne puis garantir qu’il
n’y a pas eu d’autre emmagification.
Le Flutin aux mines de pantin ragea intérieurement. Le Troskill disait-il
la vérité ou laissait-il errer une menace pour pouvoir garder l’instrument
après avoir empoché les estoles ? Le petit guide
d’Édwenfili avança une main tremblante, puis se saisit du pipeau d’un geste
rapide. Le Troskill bougea les lèvres, mais sur ce visage incroyablement
longiligne, nul n’eût pu trouver moyen de distinguer un sourire d’une
expression de dépit.
Puis Édwenfili signa l’acte de vente, salua le Troskill et sortit, suivie
par le Flutin qui débordait de remerciements embarrassés. Elle s’amusa en
observant comment la nouvelle qu’elle avait acquis un instrument à l’échoppe de
Goraro le Troskill commençait à se propager. En effet, la tente s’emplissait
déjà de nombreux acheteurs, causant une grande bousculade.
— Un capricorne pour un tricorne ! Ce chapeau sur mon chef ne
me chaudrait. s’irrita le Flutin, Vers quel marchand marcher ?
— Boran d’Esterontes le chapelier.
— Quoi ? Qui ? Que je fricote avec un Blix torve pour un
tricorne ?
— C’est ma recommandation, libre à toi de la suivre ou pas.
— Approchons donc de son cabanon.
— Pas tout de suite.
Progressant en silence, Édwenfili fit un détour par la tente or et
rouge de Musrof le Foulieux. Elle entra avec une rapidité subreptice et
surprit le Donquel en pleine transaction avec une Riborte au pelage jaune
tacheté.
— Je l’ai acheté moi-même à la Foire des Fières Florées ! se
vanta-t-il en levant la tiare qu’il tenait à la main.
Un bon gros sourire propre à inspirer la confiance se dessina sous sa
barbe. Il cessa d’autant plus rapidement qu’il n’était que peu véridique
lorsqu’Édwenfili intervint :
— Tu n’aurais plus un membre accroché au tronc si tu y étais allé.
Le Donquel se retourna, fronça ses sourcils broussailleux qui se rejoignaient
au-dessus de son nez imposant, mais avant qu’il ne puisse répondre, Édwenfili
expliqua à la Riborte d’un ton proche de la badinerie :
— Cette tiare redeviendra bien vite ce qu’elle est en
réalité : une couronne de fleurs d’ampel. De jolies fleurs, notez, mais
qui ne valent sans doute pas le prix qui vous a été demandé.
— En effet. grinça la Riborte, son beau visage félin terni par la
contrariété.
Elle s’inclina et repartit la queue battante sans saluer Musrof, qui
lança un regard hiémal en direction d’Édwenfili, laquelle s’expliqua d’un ton
léger :
— Que veux-tu, j’ai promis de te faire rater une vente à chaque
fois que je te verrais. Tu ne m’obligerais pas à manquer à ma parole ?
— Si ! Par tous les éclairs d’Enrebonde ! Ton
acharnement sur ma personne est injustifié. J’ai mille fois payé mon erreur.
Sous
l’effet de la colère, son teint déjà peu orangé vira au quasi blanc et le
capuchon sous lequel il dissimulait l’inéluctable désordre de son abondante
chevelure glissa. Il le remit aussitôt en place d’un geste à la rapidité
amplifiée par la gêne.
— Erreur ? s’indigna Édwenfili, Tu oses appeler le fait d’avoir voulu
me refiler un œuf de pémotrol pour un œuf cosmun une erreur ?
— Je m’en suis déjà excusé. Mort de magiste, qu’est-ce qu’il te
faut de plus pour que tu arrêtes de saboter mon commerce ?
— Du temps, sans doute. Dommage pour toi, je n’en ai que très peu
à te consacrer. Au revoir donc.
Musrof frémit en entendant ces mots et murmura une contre-malédiction.
Édwenfili quitta sa tente et alla accompagner le Flutin chez Boran, où il
acheta un tricorne rouge très seyant. Une fois qu’il l’eut coiffé, le Flutin à
la fraîcheur du matin prit la flûte de courène et joua une petite mélodie
guillerette qui fit fleurir mille sourires aux alentours. Édwenfili le noircit
du regard et il s’arrêta avant d’esquisser un fort niais rictus d’excuse et de
la suivre. Après un tour rapide parmi les tentes, ils se rendirent chez Hort
Mystère, le Devin le plus doué de cette Foire, qui en était devenu une autorité
implicite et incontournable. Lorsqu’ils entrèrent dans son petit pavillon, le
gros homme se leva pour accueillir Édwenfili avec enthousiasme, prenant le soin
d’empreindre d’élégance un mouvement des amples manches de sa robe gris-bleu
bordée de velours noir. Si ses vêtements étaient raffinés, il avait l’habitude,
pour le plaisir du contraste, de laisser sur son visage joufflu une barbe
taillée si court qu’elle ne pouvait dégager qu’une seule impression :
celle qu’il était mal rasé. Il complétait ce tableau de négligence en évitant
de trop bien peigner ses cheveux, afin qu’ils paraissent broussailleux. Il
était capable de donner au ton de sa voix la particularité de suggérer des
secrets dans les propos les plus banals. Mais en face d’Édwenfili, il fit de sa
voix normale, qui était agréable, quoiqu’un brin gouailleuse :
— Je viens d’apprendre comment tu avais acheté un instrument chez
Goraro. Essaierais-tu de corrompre notre personnel ?
Le Flutin au bas popotin se fit encore plus petit qu’il ne l’était.
Édwenfili répondit :
— Vous n’en aurez plus, de personnel, si vous laissez vendre ici
des objets non uniques.
Le visage du Devin s’empourpra. Son indignation et sa colère
s’exprimèrent dans un seul mot :
— Qui ?
— Drôle de question pour un Devin.
— Arrête de plaisanter ! C’est d’une gravité extrême et
pourrait signifier la disparition de cette Foire. Alors, dis-moi qui !
— Le Nomæl qui tient la tente de fournitures pour le dessin et
l’écriture. Ses plumes d’alérion sont produites par des Sirvons peu scrupuleux.
Je ne sais pas qui confectionne ses pinceaux en poil de broufoul, mais j’ai
déjà vu les mêmes à plusieurs reprises.
— Et tu es sûre qu’ils sont fabriqués en nombre ?
— Certaine. Les charmes sont identiques aux magèmes près et
possèdent cet aspect délétère propre aux objets emmagifiés ensemble en grandes
quantités.
— Tu as mon entière confiance pour évaluer pareille chose.
Qu’allons-nous faire ?
— Le Marché des Marches de Marj a banni un marchand pour ça.
— Mais ça signifie avouer que les contrôles ont tardé à repérer la
fraude. Ça va être catastrophique pour nous !
— Ça le sera encore plus si tu attends. Mais si tu le souhaites,
je n’interviendrai pas.
— Inutile. Tout le monde fera le rapprochement avec ta présence.
Allons prévenir Bariqueux et je te demande de bien vouloir nous aider.
— Si c’est ce que tu désires, j’accepte volontiers.
Ils arrivèrent vite chez Bariqueux, qui logeait dans sa demeure de fonction,
laquelle était plutôt sobre et de taille appropriée. Il portait le titre de
Maître de Foire. C’était un gros Ocor à l’air endormi et aux gestes patauds,
qui, contredisant son apparence, décida d’agir aussitôt. Il donna des ordres à
diverses personnes, avec clarté et précision, sans éclat particulier de la
voix, ni traduire la moindre colère. Puis il se rendit peu après à la tente du
Nomæl avec les trois autres. Il prit aussi deux gardes, des Trulbuks à la mine
patibulaire, sans doute pour rimer avec réglementaire, engoncés dans des
armures noires aux formes tourmentées, hérissées de pointes et semblant plus
être faites de pierre que de métal. Ils étaient armés de lances enflammées aux
ronflements quelque peu exagérés pour paraître peu rassurants.
Lorsqu’il les vit arriver, la contrariété barra le visage jaune du
Nomæl de manière spectaculaire. Il passa machinalement la main sur son crâne
chauve et décida de s’effacer, mais un troisième garde arrivé à revers lui bloqua
le chemin. D’autres intervinrent pour faire évacuer la tente et des momages
posaient déjà des scellés sur tous les articles. La foule bruissa et chuchota.
Le Nomæl commença à tonner son innocence. Hort le fit taire d’un geste et alla
chercher une plume couleur crème avant de la produire en s’exclamant :
— Voilà une plume qui n’est pas d’alérion…
— Et alors ? Les emmagifications lui confèrent les mêmes pouvoirs et je suis sûr que vous écrirez d’aussi belles poésies avec.
— Les emmagifications sont justement ce qui pose problème, car
elles ont été faites sur nombres de plumes identiques de manière concomitante !
La foule se mit à vrombir.
— C’est une accusation grave, s’indigna le Nomæl, je ne vous laisserai
pas la proférer contre moi sans preuve.
Hort se tourna vers Édwenfili, qui lui fit à voix basse avec un geste
de dépit :
— Ça va être difficile, je n’ai pas mon amelune. Mais nous pourrions
utiliser celle qui se trouve ici en possession d’une Lixelle.
— Comment ? Une amelune ? Une Lixelle ? s’étrangla Bariqueux, Que
les deux soient menées ici !
La Lixelle arriva escortée par un garde et accompagnée de nombreux
murmures. Elle était toujours aussi hagarde, tenant la pierre contre son sein
dans ses deux mains.
— Prête ton amelune à la chineuse. ordonna Bariqueux.
— Non. Je ne peux que la vendre, trois fois trois et une chanson.
L’Ocor se renfrogna et Hort soupira. Édwenfili chuchota quelque chose
à l’oreille de la Lixelle et demanda à Bariqueux :
— M’autorisez-vous moi et la Lixelle à utiliser cette amelune et à
faire usage de magilèges ?
— Dans l’unique but de nous aider à élucider cette affaire, je
vous autorise à utiliser l’amelune et à faire usage de magilèges.
— Merci.
Elle prit ensuite la plume qu’elle tendit à la Lixelle, lui demandant
grâce à l’amelune d’en rendre les magilèges visibles. La Lixelle renâcla avec
mollesse, mais n’eut pas la force de refuser. Les enchantements apparurent sous
une forme d’entrelacs lumineux animés.
— Voyez la configuration de ce magilège, elle est très simple,
pour ne pas dire grossière. Le processus d’activation exige une grande dépense
d’énergie inhabituelle. Sa mise en œuvre elle-même crée des turbulences
importantes. Ce sont là les marques d’une emmagification en masse.
— Mais ce ne sont pas des preuves. contesta quelqu’un dans la
foule.
La déclaration fut aussitôt confrontée à un florilège de contradictions
par quelques connaisseurs. Édwenfili eut un petit rictus.
— Voici une preuve supplémentaire, d’un accès plus facile à ceux
qui ont grande ignorance de l’Art.
Elle alla prendre une deuxième plume :
— Procédons de même et comparons.
La visualisation du magilège apparut à côté de la première. Elles
étaient identiques dans les moindres détails, les pulsations lumineuses étant
d’une synchronie des plus rigoureuse. Un grondement d’indignation retentit.
Certains crièrent à l’illusion. Les magiciens les plus confiants en leurs
compétences assurèrent ne pas en voir, tandis que les plus savants expliquaient
doctement qu’une visualisation produite à travers une amelune ne pouvait en
aucun cas être masquée par une illusion. Bariqueux fit taire tout le monde en
déclarant :
— Ce sont là des preuves suffisantes pour les autorités du Conseil
des Foires, dont je suis le représentant. Par conséquent, Nomæl, vous êtes en
état d’arrestation pour vente d’objets emmagifiés en masse. Votre stock est
confisqué et je vous arrête en attendant de vous remettre aux autorités des
Foires de Formélude.
— J’approuve cette sentence. agréa Édwenfili.
Hort, pour sa part, s’exclama avec contrariété :
— Dommage. J’avais l’idée d’une malédiction assez amusante pour
l’inciter à avouer.
Le Nomæl se garda de réagir en entendant cela. Les gardes l’emmenèrent.
Édwenfili retrouva Hort et Bariqueux chez ce dernier. Bariqueux enjoignit à la
Lixelle de l’accompagner, car il avait à lui parler de la présence non déclarée
d’une amelune à sa Foire.
— Ton aide nous a été précieuse, Édwenfili. se félicita Hort,
Sois-en remerciée.
— Je préférerais en être récompensée. Laissez-moi acheter son
amelune à cette Lixelle.
— Vous exagérez ! tonna Bariqueux, Des enchères sur le
privilège d’achat d’une amelune nous rapporteraient infiniment plus que la valeur
de tous les objets confisqués à ce marchand !
— Objets que je pourrais réclamer en toute légitimité si
j’insistais. Et je vous ferais remarquer que la présence cette amelune vous
avait échappé. Vous n’aimeriez pas que ça se sache, j’imagine…
— C’est vil ! Je parierais que vous avez monté toute cette
combine pour accaparer cette amelune.
— Monté, non. Disons que j’ai profité d’un enchaînement de circonstances.
— Et vous obtenez une amelune.
— Mais votre Foire est sauve. Et cette histoire contribuera à son
renom.
— Quand même, une amelune… regretta Hort, Et tu en avais déjà une
en plus. Mais comment espères-tu échapper à la malédiction ?
— J’ai un muche à effet immédiat. leur révéla-t-elle en sortant un
cristal de sa musette.
Bien
que contrarié à un haut point, l’Ocor donna l’autorisation et Édwenfili remit
trois estoles, trois humes et trois morgolets à la Lixelle, puis chanta, sans
conviction affirmée toutefois, une courte comptine. La Lixelle lui tendit la
pierre et quand elle changea de main, elle lâcha un énorme éclat de rire avant
de tomber évanouie. Édwenfili ressentit une extrême angoisse très brève. Ce fut
donc avec soulagement qu’elle regarda le muche disparaître dans sa main, qui
sembla se dissoudre dans l’air. En fait, elle soupçonnait qu’il se glissait
plutôt sur un plan de réalité différent. Bariqueux, qui aimait marquer les
dénouements heureux, proposa alors de trinquer en guise de conclusion.
Édwenfili et Hort burent en sa compagnie dans une humeur joviale, plaisantant
sans rancune aucune sur les récents évènements. La joie d’Édwenfili fut d’une
courtée. La Lixelle se réveilla et se précipita aussitôt aux genoux de sa
bienfaitrice pour la remercier. Puis elle se déclara être désormais son obligée
et insista pour lui rendre sa faveur d’une façon ou d’une autre. Édwenfili
refusa, mais la Lixelle ne l’écouta pas. Hort s’amusa fort de ce retournement
et Bariqueux lui-même libéra toute son hilarité.
Et Édwenfili repartit de Twydit dans un état de contrariété assez
remarquable, avec la Lixelle sautillant dans ses pas. Elles furent poursuivies
une courtée[1]
par le Flutin au doigté mutin jouant une petite mélodie
aigrelette et moqueuse sur son nouveau pipeau.
— Malédiction, grogna Édwenfili, ces fichues amelunes sont toujours
source de bien des problèmes. Et dire qu’il m’en faut une troisième.
[1] Les divers peuples des Nomondes n’utilisent pas le
même système de mesure du temps. Si toutefois ils en ont un, car nombre d’entre
eux considèrent que le temps est un sujet tabou et que le découper en fractions
serait sacrilège. L’usage même du mot « temps » est parfois considéré
comme funeste. Aussi, on utilise entre les divers peuples les termes
suivants :
- un sécant :
un instant non mesurable, un point sans durée
- une
courtée : une courte durée
- une
longuée : une longue durée
La longueur de ces
durées est souvent très subjective. On redouble parfois la première syllabe
pour amplifier :
- une
coucourtée : un très court moment
- une
lonlonguée : un très long moment
Le terme de
« durée » est restreint à une durée indéterminée ou indéterminable.
Pour faire patienter,
où on utilise :
- un attant :
une durée d’attente, à la longueur variable. Le terme est poli.
- un
passiant : le terme comporte une nuance de reproche, informant celui à qui
on l’adresse qu’il fait preuve de trop de hâte.